Vendredi 13 mai 2022, par Palmina Di Meo

ANTIGONE IN MOLENBEEK

On a récemment suivi le procès de Abid Aberkane, le cousin de Salah Abdeslam, inculpé pour l’avoir aidé dans sa cavale. "C’est le cœur qui a parlé, j’étais pas rationnel, j’étais émotionnel. C’était purement familial. Salah je l’ai vu grandir, je le connais depuis qu’il est tout petit".

Des mots qui pourraient sortir tout droit du texte de l’auteur flamand Stefan Hertmans "Antigone in Molenbeek". Dans son livre, c’est la sœur d’un terroriste qui cherche à récupérer le sac avec les restes du corps explosé de son frère pour l’enterrer. Une Antigone des temps modernes qui a pour nom Nouria, sérieuse jeune femme, brillante étudiante en droit, et qui se retrouve au ban de la société pour s’être obstinée à vouloir donner une sépulture décente à la dépouille de son petit frère.

"Quand j’ai appris qu’on conservait les corps des jeunes radicalisés à l’Institut médico-légal, de crainte que leur sépulture ne devienne un lieu de pèlerinage, j’ai pensé à une Antigone d’aujourd’hui" dit Hertmans. "Je connais bien Molenbeek [...] j’ai de la sympathie pour ses habitants et je me suis soudain mis à leur place, face à la tragédie de ces jeunes gens qui se sont radicalisés, qui sont partis chercher une cause qu’ils croyaient, à tort, héroïque et digne. Ils ont trahi leur société et ne sont plus nulle part mais pour leur famille, comment faire le deuil ? Il n’y a pas de lieu pour cela."

Quand Nouria supplie l’agent du quartier (Monsieur Crénom) qui la connait depuis sa naissance ainsi que sa famille et le commerce (aujourd’hui abandonné) qu’ils exploitaient en toute tranquillité, elle sera brutalement réprimandée : "Cette ordure ne mérite pas ton chagrin". Comment dépasser l’innommable pour autoriser les proches des kamikazes à vivre en paix avec eux-mêmes ? Pas de pitié pour Nouria, il faut renier sa famille. Est-ce possible ? C’est ce cas de conscience qui interpelle Guy Cassiers, le metteur en scène de l’intime, l’orfèvre de l’essence de la personne portée à la scène (v. son travail sur "Les bienveillantes" de Jonathan Littell), c’est ce questionnement sur la cohérence de nos lois morales qui est au cœur du spectacle : quand Nouria s’introduit par effraction à la morgue et tente de récupérer le sac congelé sur lequel est inscrit le nom de son frère, elle est arrêtée et enfermée.

Le double coup de maître de Cassiers et de Hertmans consiste à donner une dimension concrète au mythe grec et à renouer avec les grandes questions philosophiques sur la liberté individuelle et la primauté d’un droit naturel, absolu, sur les lois politiques et morales subjectives.

"On doit être un peu idéaliste dans le théâtre pour aider le spectateur à ne pas confirmer toutes les choses qui sont déjà là, mais de trouver de nouvelles solutions pour un futur qu’on peut développer ensemble. Et ça, c’est aussi une vraie responsabilité de théâtre." : pour Guy Cassiers il n’y a que dans l’inconfort que l’on peut voir une situation sous tous ses angles.

Incarnée par Ikram Aoulad, seule en scène, Antigone dialogue avec la musique nostalgique du Quatuor à cordes n°15 de Dmitri Chostakovitch (par le quatuor Debussy) qui se termine sur une marche funèbre. Prise en otage entre son respect des lois et sa propre morale, Nouria frôle la folie dans sa recherche obsessionnelle de la vérité.

Comme toujours dans les mises en scène de Cassiers, l’effet de surprise suscité par les moyens technologiques transpose la narration dans une dimension fantastique. Ici les quatre musiciens virtuels de l’orchestre se dilatent puis se rétractent jusqu’à devenir de minuscules flammes vacillantes prêtes à s’éteindre tandis que la projection sur grand écran du visage de l’actrice, un grand classique de Guy Cassiers, nous plonge au plus profond du désarroi humain.

Un spectacle qui peut déranger mais qui ne perd pas une miette de son actualité et de sa puissance.

Palmina Di Meo