Lundi 12 décembre 2011, par Edmond Morrel

A quoi servent les philosophes ?

Ecoutez "la Marge" de Jacques De Decker, en version courte et en version longue

"Consistant pour le principal à poser et à se poser des questions, la philosophie ne peut s’exclure elle-même de son champ d’interrogations. Et l’une des premières est celle de l’utilité. Surtout de nos jours, obsédés que nous sommes par l’idée du rendement, du retour sur investissement. "

"La marge" de Jacques De Decker se décline en trois versions. Le texte publié, le texte lu par l’auteur, et le commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro de Jean Jauniaux.

A quoi servent les philosophes ?

La question n’a pas manqué d’être posée. D’abord parce qu’elle est consubstantielle à la philosophie elle-même. Consistant pour le principal à poser et à se poser des questions, la philosophie ne peut s’exclure elle-même de son champ d’interrogations. Et l’une des premières est celle de l’utilité. Surtout de nos jours, obsédés que nous sommes par l’idée du rendement, du retour sur investissement.

Evidemment, le paradoxe s’impose comme parade. La philosophie ne sert à rien, et c’est ce qui fait sa noblesse. Voire. Ce serait une esquive facile. Mais inappropriée. La philosophie est aujourd’hui particulièrement nécessaire parce qu’elle se situe en marge, justement, de la règle générale. Elle ne rapporte pas grand-chose, ni gros sous, ni pouvoir, ni même réellement de la notoriété. Mais c’est ce qui, justement, la rend précieuse, rare et donc précieuse. Elle est à la marge, elle n’est plus centrale, si elle l’a jamais été. Elle n’occupe pas, par exemple, la place de la banque, qui aime à se qualifier de centrale.

Mais n’a-t-elle pas toujours eu ce statut ? Dans notre civilisation occidentale, elle a longtemps cédé le pas à une autre manière de traquer la vérité que la sienne, à savoir celle qui consiste à ne pas la chercher, mais à attendre qu’elle se révèle. La philosophie, quoi que l’on veuille, est aux antipodes de cette forme de pensée. Elle n’est pas là pour recevoir une vérité qui lui est miraculeusement échue. Elle est là pour la débusquer, à grands efforts de réflexion et d’affrontement avec les énigmes. Et elle ne se satisfait pas de celles-ci, elle les considère plus comme des défis que comme des objets de contemplation. Une énigme, c’est fait pour être élucidé.

Une des énigmes majeures, prioritaires même, est de se demander pourquoi notre monde va si mal, pourquoi il s’enlise dans tant de malheurs, dispensés de manière aussi inégalitaire. Pourquoi le monde où nous nous retrouvons empêtrés est si contraignant, injuste, et d’un rare égoïsme ? Pourquoi il n’a-t-il plus que si peu à voir avec la liberté, l’égalité, la solidarité ?

S’il fallait désigner quelqu’un, de nos jours, qui prend ces questions véritablement à cœur, un nom me semble s’imposer, c’est celui d’Alain Badiou. On se rend bien compte qu’il circule comme le furet dans les débats actuels. Il est très présent sans l’être vraiment. Il n’a pas droit à la révérence réservée à quelques penseurs dominants à certains moments de l’histoire. A Bergson, par exemple, ou à Sartre dans l’après-guerre, ou à Heigegger qui est âprement discuté mais néanmoins très prégnant. C’est que Badiou est malaisément intégrable dans les modes de communication classiques de la philosophie. Il est universitaire, il a même fait carrière dans l’institution, mais n’y est pas communément célébré, il y est même très controversé.

Dans les médias, on ne peut pas dire qu’il soit ignoré, mais il est pris, disons, avec des pincettes.
C’est qu’il se moque de quelques tabous. Il ne tient pas, par exemple, le communisme pour une question liquidée, et encore moins le marxisme. Il serait plutôt de ceux qui les trouvent toujours opératoires, intellectuellement pertinents, qui ne cessent pas d’y voir un recours. Cela l’amène à être très critique à l’égard des Etats-Unis, même lorsqu’ils subissent l’agression terroriste, autre position incommode. Cela le conduit à prendre à l’égard d’Israël, jugé trop proche des Usa, une attitude critique fort délicate.

A bons entendeurs, sachez que si vous êtes particulièrement intraitables sur ces questions, il vaut mieux ne pas vous approcher des écrits de Badiou, ils pourraient vous mettre dans l’embarras. Mais si vous êtes à même de remettre en question ce qui constitue le socle de la pensée dominante aujourd’hui, Badiou est votre homme…


Jacques De Decker

Les "Marges" s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des "Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri" interprétées par Eliane Reyes

Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69

Référence : NAXOS 8.572530

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