Lundi 25 février 2013, par Jean Campion

A chacun son vécu

Dans "Qui a peur de Virginia Woolf ?" (1962) ou "Délicate balance" (1966), ses pièces les plus célèbres, Edward Albee dénonce, à travers des jeux cruels, la perversité des rapports humains et les fausses valeurs d’une société américaine, qui se drape dans la bonne conscience et l’indifférence. Cette lucidité implacable se retrouve dans le bilan d’une existence, distillé par les révélations des "Trois grandes femmes". En confrontant trois générations dont les souvenirs se combattent, l’auteur nous fait réfléchir aux différentes valeurs, qui animent la vie et qui lui donnent un sens.

Calée dans ses coussins, une vielle dame égrène des souvenirs. Ses trous de mémoire l’agacent et elle passe ses nerfs sur sa dame de compagnie, qu’elle traite avec une sécheresse méprisante. Cette riche nonagénaire est une despote, qui impose à son médecin de faux diagnostics et qui refuse obstinément qu’une jeune avocate mette de l’ordre dans ses factures. Dans sa famille bourgeoise, où on ne ménageait pas les nègres ou les youpins, elle a appris à sacrifier ses sentiments sur l’autel de l’arrivisme. Son seul but : ferrer un mari fortuné. Elle est devenue une "grande femme", que la vieillesse rétrécit...

Cette image caricaturale d’une autocrate capricieuse se dissout dans la seconde partie. En s’affrontant, jeunesse, maturité et grand âge font émerger la trajectoire d’une vie. Isabelle Defossé fait vibrer la révolte d’une femme de 26 ans. Naïve et pleine d’espoir devant un destin à choisir, elle refuse énergiquement les compromissions de ses aînées. Et puis, désemparée, elle verra son idéal se transformer en mirage. Protégée par son cynisme, la femme mûre, incarnée par Marie-Paule Kumps, manifeste une sagesse parfois désabusée. Au nom de la réussite sociale, elle a avalé pas mal de couleuvres. Sauver les apparences était son obsession. Des aveux douloureux montrent que certaines blessures ne sont pas cicatrisées. Au seuil de la mort, la vieille dame prend conscience qu’elle est passée à côté de l’essentiel. Elle haïssait sa mère et n’était pas capable d’aimer son fils. Pourtant, malgré son horrible solitude, elle assume ses choix et revendique sa dureté. Indispensable pour REUSSIR. Par son jeu subtil, Janine Godinas laisse planer un doute : sa mémoire est-elle défaillante ou ignore-t-elle volontairement certains souvenirs ?

La complémentarité des comédiennes et la construction surprenante de la pièce engagent le spectateur à se sentir concerné. Intrigué par le lit gigantesque, qui trône au centre d’une bonbonnière rose pastel, il se laisse happer par ce huis clos. Drôle puis émouvant. Par la souplesse de sa mise en scène, Véronique Dumont soutient efficacement cette progression. Dans l’Acte I, l’humour d’Albee nous fait rire de nos angoisses et dans le II, l’alternance de moments intimes et de séquences explosives nous sensibilise aux contradictions d’une existence.

Chacune des trois femmes considère que le meilleur moment de sa vie est : "maintenant". C’est dire qu’il ne faut pas gaspiller le présent en espoirs ou en regrets. Même si elle remet en question l’arrivisme, qui a été son moteur, l’héroïne d’Albee se félicite d’avoir tenu bon. "Trois grandes femmes" constate une faillite et paradoxalement nous invite à mordre dans la vie. Pour ne pas rater l’essentiel.